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ALIOUNE DIOP : Une PRESENCE AFRICAINE

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Dernière mise à jour : 29 janv. 2023

Alioune Diop est né le 10 Janvier 1910, à Saint-Louis du Sénégal, de parents wolof. Son père d’instruction très élémentaire, avait une modeste situation. Sa mère était illettrée, comme la plupart des femmes d’alors. La triple influence sérère, arabe et française qu’il connut durant son enfance, recèle les germes d’une ouverture d’esprit, d’un humanisme et d’une universalité de pensée œcuménique qui caractériseront sa vie et son œuvre.


Enfance-adolescence


Traditionnellement, « l’enfant est élevé par sa mère. A 5 ans, il entre à l’école coranique », pour 6 à 7 années, école qu’il quitte –le plus souvent avant terme- pour entrer à l’école française, où, tout comme pour l’école coranique, il ne s’attardera pas trop, « car le besoin de gagner sa vie et de faire la noce » le convoque déjà. La plupart des parents étant illettrés, « ils perdaient vite tout ascendant sur leur enfant, se contentant d’attendre de lui quelques secours pécuniaires ».


Les griots, qui lui narrent les exploits de ses ancêtres, les jeunes filles, qui le ruinent, « tout cela concourt à la déchéance physique et morale de l’adolescent. Et cette vie de débauche commence dès l’âge de 15 ans. La religion ? Elle a peu d’effet moral dans les grandes villes. Telle est rapidement définie, la mentalité de ma génération ».Tristes Tropiques. C’est écrit en ... 1930. Alioune a 20 ans. Depuis, le Temps a suspendu son vol au dessus de l’Afrique. Bien évidement, le jeune Alioune abhorre et déplore ces mœurs.


À 5 ans, il entre à l’école maraboutique ; le mot marabout n’avait pas cette connotation péjorative qu’on lui connaît de nos jours. La discipline y est sévère : « on ne récompensait pas et l’on punissait très souvent ». Mais sa bonne étoile voulut que le marabout habitât chez son père. À 10 ans, il est inscrit à l’école régionale française de Dagana dirigée par son oncle musulman, influencé par les frères des écoles chrétiennes.


Atypique dès son enfance, le jeune Alioune Diop n’avait pas l’habitude d’aller jouer, après la classe avec ses camarades. Faible et chétif, ses camarades se moquaient de son accent qu’il tenait des Toucouleurs chez qui il avait grandi jusqu’à l’âge de 10 ans. « Ces circonstances me firent aimer la solitude et la rêverie ». La métaphysique « diopienne » se met en place. « Je me demandais si je faisais partie de la société malgré mes goûts contraires».L’avant- gardiste pointe : « comme j’étais quelque peu méprisé, je pris le parti d’avoir ma revanche à l’école ». Naissance d’un leader. « De tous mes camarades noirs de la septième, je suis le seul à être arrivé au terme des mes études secondaires ».


Le seul accroc, à sa scolarité sans faille, sera un échec au bac, tenté –il est vrai- en seconde. Dès la quatrième, il commence à travailler pendant les vacances, tandisque les jeunes Saint-Louisiens cherchaient à l’entraîner vers leurs plaisirs. « Mais je tenais bon ». Seuls, le fils d’un marabout qui l’encourageait à persévérer et Sylvain Sankalé, son condisciple, percevaient ses projections.


Il fait ses études secondaires au Lycée Faidherbe, à Dakar, où il est nommé surveillant d’internat en mars 1929. Les discussions avec les élèves de la classe de philosophie, et les études plus généralement, évincèrent ses préjugés sociaux et religieux. Il abandonne l’idée de la tradition pour celle du progrès, prend goût à l’analyse et à la réflexion, tout en ayant en aversion le vague et l’à-peu-près. « La philosophie m’a élargi l’esprit. La philosophie, c’est ce noble effort de l’homme pour tâcher de se connaître, résoudre le problème de la signification de la vie, créer un idéal ».


1931. Alioune Diop est bachelier. Roger Peyrefitte, alors proviseur du Lycée Faidherbe, le nomme répétiteur de grec, pour les tous premiers hellénistes du lycée, au nombre de quatre, dont Marc Sankalé.


Ses descriptions, et observations, tant de sa classe d’âge que de son milieu social, restent d’une surprenante actualité africaine. « Le Wolof est une race courageuse mais capricieuse. Obéissant plus au sentiment qu’à la raison, manquant de patience et de ténacité, il a le goût du colossal, de l’extraordinaire. Le Wolof aime l’éloquence et la parure. Il est actif, mais négligé et désordonné dans ses idées comme dans ses actes, et souvent imprévoyant. Plus sensible et sensuel qu’intelligent, il est d’une naïve crédulité et aime les questions métaphysiques. Très peu artiste, il est de peu de dispositions poétiques, plus par manque d’écriture que d’imagination ».


« Cette définition de notre caractère ne s’étend pas également à tous les Wolof », rassure et assure-t-il. On peut l’étendre à tout noir ou nègre de la planète. On croirait la description de ces éphèbes d’ébène qui hantaient –et hantent encore- les Saint-Germain-des-Prés et consorts, « smoking, drinking, never thinking of tomorrow ».


Après avoir constaté ces déviances caractéristiques, il en prend le contre-pied : combattre l’inconstance, la négligence, le désordre et l’imprévoyance. Être patient et persévérant. Faire preuve de modestie, cultiver la simplicité du langage, du geste et de la parure ; être actif. C’est le débat de l’être et du paraître. Sa vie d’homme ne sera que la suite logique de sa vie d’étudiant. Réaliser ses rêves d’enfant, n’est ce pas solutionner le plus de questions que l’on se posait alors, une fois adulte ?


Carrière : itinéraire d’un bachelier qui fonda Présence Africaine


Petit rappel de deux dates qui auront une incidence positive sur la carrière d’Alioune Diop.

Tout d’abord, en 1911 est créé le Bulletin Périodique de l’Enseignement de l’ex-A.O.F., future tribune d’expression pour les enseignants africains. Le premier écrit d’Alioune Diop –qui a largement inspiré le début de cet article- y paraîtra en 1930, dans le numéro 76.

« S’il m’est permis d’espérer jouir des bienfaits de la civilisation européenne, c’est à mes maîtres, à mes professeurs, à la France que je le dois ». Cette attitude de feinte soumission n’est aucunement de la démission. Plier, mais ne pas rompre, ne pas céder, ni dévier de sa vocation première. Préférer la liberté des temps de disette, à l’opulence des servitudes aliénantes.


Et, l’arrêté du 31 mars 1913 : le recrutement des inspecteurs de l’enseignement africain ne se fera plus au choix, mais par concours. Le jeune Alioune Diop saura saisir la balle au bond en devenant maître d’internat, puis répétiteur. Il poursuit ses études supérieures à Alger, où il aura pour condisciple, un certain Albert Camus.

Docteur es lettres, il commencera par essayer d’assumer sa condition sociale d’Africain colonisé vivant au pays et condamné à servir l’Etat colonial.


Survient la Seconde Guerre Mondiale. C’est aussi le début de son indéfectible amitié avec Jacques Rabemanjara (Castor et Pollux disaient Behazin). Paradoxalement, ce sera l’Occupation Allemande qui catalysera leurs pensées en actes. Effets pervers du Traité de Berlin, où, à force de ne pas avoir respecté les peuples africains, les parties contractantes en vinrent à ne plus se respecter entre elles. « En 1941, quand les Allemands occupaient la France, nous nous sommes demandé nous, quels étaient les caractères et l’originalité de notre civilisation ».


À la fin de la Seconde Guerre Mondiale, en 1944, il sera Chef de Cabinet de René Barthes, Gouverneur de l’ex- A.O.F. L’année suivante le trouve Sénateur de la Communauté. Universitaire brillant, Alioune Diop pouvait légitimement aspirer à un poste de choix. Loin de songer à embrasser une carrière, il se découvre une vocation : l’ambition d’assumer les responsabilités culturelles du monde noir. Au moment où d’aucuns émargeaient pleinement au budget d’un Etat, ou d’une organisation internationale, il crée une entreprise privée africaine. Alioune Diop délaisse les arcanes du pouvoir pour devenir éditeur, allant à l’encontre de la réussite individuelle. Ce passage à la vie politique lui fit toucher le fin du problème africain : il ne s’agissait pas seulement d’obtenir de meilleures conditions pour le peuple ; non. LE vrai problème était de métamorphoser le peuple. Changer le courant de l’histoire. Lui rendre son passé.


Foi, Culture et Religion


Pour s’engager ainsi, il faut une foi non de missionnaire, mais d’apôtre. Son œuvre est plus œcuménique et universelle, qu’idéologique et panafricaine : elle est une Rédemption. La revalorisation de la dignité de la civilisation noire n’est pas culturelle initialement. Elle est religieuse. Cependant, le culturel est le moyen, plus que le politique, pour restaurer un passé historiquement bafoué. Mais, tout part du religieux, du divin. Une civilisation est avant tout la manifestation d’un dogme religieux plutôt que culturel et/ou politique.


Tout homme a la Foi en lui, le reste n’étant « qu’une » affaire de révélation. Si tous les hommes n’avaient pas cette foi latente et patente en eux, comment accepter les « dieux » des autres ? Et si on n’accepte pas les dieux des autres, comment admettre leur civilisation et intégrer leur culture ? Et si Dieu est unique, est-ce à dire qu’il est le Dieu d’une seule civilisation, garante de la « culture » de toute l’Humanité…


L’enfance d’Alioune Diop a baigné dans la religiosité et la piété. « Ma mère, très pieuse m’a élevé dans l’amour de Dieu et du Bien ». Quand il évoque son père, c’est pour préciser le «soin presque religieux avec lequel il assurait son service ». Le marabout de l’école coranique habitait chez son père. Son oncle dirigeait l’école française de Dagana, où il eut ses premiers contacts avec le christianisme. Au lycée, il commença à remettre en cause son apprentissage religieux au contact de la philosophie.


Alioune Diop a côtoyé et vécu trois influences dans ses premières années : sérère, arabe et française. Exprimer ainsi, cela semblerait conflictuel. Autrement dit : Animisme, Islam et Christianisme, cela ne l’est plus. Ou moins. Il sera l’un des tous premiers intellectuels de son époque à se convertir de l’islam au christianisme, puisque, déjà, il était passé de l’animisme à l’islam. Conséquemment à cela, la source, l’essence de la revendication de revalorisation sera théologique, divine quasiment.


« Confondre le génie de la culture occidentale et celui du christianisme », et que, « Dieu n’ait pu qu’être Blanc et Européen », cela devient vite intolérable. La religion est d’abord tolérance multiethnique. C’est toujours le même problème. Si Dieu est unique pour tous,doit-il avoir une couleur unique pour tous, qui ne sont d’unique couleur ? Pourquoi Dieu n’aurait-il pas les mêmes couleurs que toutes les races ont, tout en restant unique pour tous ?


Le fond demeure, les formes changent. Sinon, autant revenir aux thèses de l’hégémonie noire, berceau de l’humanité et de la civilisation. Jésus-Christ, les Falashas, le Prophète, le Premier Muezzin, les Guénawas, tous des Noirs. Il y a même des statues du Bouddha Noir, des Noirs en Inde –les Dravidiens- et ailleurs en Asie aussi. Sans oublier les icônes de la Vierge Noire. Pourquoi a-t-on représenté la Vierge en Noire, à un moment donné en Europe ?


Il n’est que temps de distinguer le génie de la culture occidentale du christianisme. « L’Eglise occidentale, riche de tant d’institutions éprouvées de réflexion et de sainteté, aurait pu faire des miracles et à partir des plus pauvres restaurer la fraternité humaine ». On sait ce qu’il advint de la Mission Humaine de Civilisation. Et de conclure, « si la fraternité ne fonctionne pas c’est parce que la foi est essoufflée ». Notre époque abonde dans ce sens. La recrudescence des sectes, (quelle était la dernière période de pointe des sectes ?), la montée des intégrismes et du fanatisme religieux n’en sont que des succédanés. L’été 1993 a vu un attentat ravager une église du XVème siècle, à Rome. Le Pape n’a pu que constater les dégâts. Avant cela, des églises furent vendues aux enchères publiques, en Hollande, pour désaffection du public. Jachère. D’où désaffectation desdites églises. La mission de service publique de civilisation a passé. Notre-Dame, qui connaît un afflux plus grand de touristes que de croyants, commence à ne plus pouvoir supporter architecturalement parlant, et peut-être spirituellement aussi, ces foules croissantes déchristianisées.


S’il fallait qualifier et caractériser la pensée d’Alioune Diop, nous dirions qu’elle est surtout actuelle. Toujours actuelle. Le temps a suspendu son vol sur elle, pour compenser, pour équilibrer. « L’espoir (des peuples non occidentaux) est que l’église échappe à l’emprise exclusive de l’occident ». Nous espérons toujours. Pour ne pas lâcher ce pouvoir en déliquescence, ledit occident lance et les Droits de l’Homme pour masquer le droit à la guerre –et la raison du plus fort-, et l’action humanitaire pour masquer sa culpabilité, déculpabilisation du mieux disant démocratique. Curieusement, le débat est revenu, ces derniers temps, sur le plan culturel. Après le réajustement culturel –boutade aimable- l’exception culturelle. Allons bon ! La négritude, c’est quoi dans tout cela ? Tous les chemins ne mènent- ils plus à Rome ?


Alioune Diop aime les hommes comme ses fils, avec une grande foi en l’homme, en tant que créature divine, qui touche à la religiosité. Ce souci permanent de vérité et de justice œcuméniques ne le quittera plus. Il porte en lui une marque spirituelle imprimée sur sa pensée même, qui, comme toute marque vraiment spirituelle, est aussi gravée sur sa vie. Pour cette œuvre de longue haleine, son œuvre, il n’aura que la force de sa foi pour la soutenir, et ne pas céder aux sirènes du mercantilisme et de la matérialité. Présence Africaine aurait pu s’arroger le monopole de l’édition africaine, toutes tendances confondues. Elle ne fut que leader.


Alioune Diop, sans jamais se laisser submerger par le découragement, guidé par cette foi profonde qui anime les hommes de bien, tel un apôtre, portera aux quatre coins du monde le flambeau de notre culture, jusqu’à la limite de l’épuisement. Avec, dans le maintien comme dans l’élocution, ce quelque chose qui est de la bénignité plus que de l’onction, reliquat d’une vocation première, de cet état ecclésiastique auquel il s’était cru appelé. Las ! Ce monde n’était pas encore prêt, ni préparé, à intégrer un pape noir. Convaincant sans prêcher, il sera ce moine laïc qui ne connut pas l’ambition de lui-même, mais seulement l’ambition de ses idées. Et que demeure sa foi.


Indépendance culturelle, Indépendance politique


Même si la culture occidentale a détourné le Christianisme de sa fonction première, l’œcuménisme, il n’en reste pas moins que l’avenir, le salut de l’humanité est dans la fraternité, la solidarité.


Si Alioune Diop choisit l’œcuménisme, et non la recherche du pouvoir, pour revaloriser la dignité noire, ce n’est pas simplement en fonction d’une situation donnée : la colonisation. C’est en fonction d’une intime conviction profonde : l’humanisation des civilisations, base de la réciprocité de tous les termes, dans tout échange. « Nous sommes indispensables les uns aux autres, indispensables tous à la fois à la justice, à la beauté, à la vérité ». Il s’agit plus d’une quête éthique que de pouvoir. Comment communiquer cette humanisation ? Comment informer le monde que le dialogue entre les peuples est plus nécessaire à la pérennité des civilisations, que la domination politique via la guerre ? Par la culture : « Nous sommes hommes de culture, donc de réflexion et de création. Nous sommes par vocation bâtisseurs de beauté et messagers de justice et de fraternité. La violence et le chaos sont exclus de nos perspectives. Nous sommes du dialogue ». Alioune Diop sera l’homme du dialogue africain. Médiateur de l’âme noire, il refusera toute grandeur à sa propre destinée, pour la grandeur de l’Afrique.


Sans jamais parler de révolution culturelle, bien que cette idée transparaisse dans ses écrits, il prônera un changement de l’Europe pour que soit présente l’Afrique, trop montrée ces dernières décennies sur le mode de l’absence apparente et répétée. « Le Noir brille par son absence dans l’élaboration de la cité moderne ». Ledit changement, l’homme de culture le perçoit mieux que le politicien qui s’imagine qu’une amélioration des échanges fera l’affaire. Alioune Diop quittera la vie politique pour devenir éditeur. Homme de culture. L’adéquation de l’acte à la pensée, c’est aussi une œuvre de foi.


On accorde beaucoup (trop ?) d’attention à l’action politique et à l’homme politique. Mais l’homme de culture assume des fonctions non moins fondamentales. En dehors de Présence Africaine, la culture africaine n’existe que dans les musées occidentaux. Pourtant, il existe des musées dans les capitales africaines, mais leur confidentialité d’accès annihile leur existence. L’Afrique doit redevenir créatrice de culture, et non plus simple consommatrice. Ce sont bien l’affirmation et l’expression d’une culture africaine qui contribua au grand mouvement qui conduisit aux indépendances. Quand on cherche les réalisations politiques réussies en Afrique depuis, on se demande pourquoi ne privilégier que l’approche politique ?


Pour Alioune Diop, le politique a toujours revêtu le caractère d’une instance de second rang, la primauté restant à la culture. L’une, plus ancienne, plus vraie, authentique et avérée relève de l’essence de la civilisation africaine même, la culture. L’autre, toute récente, fallacieuse et aléatoire, est impopulaire et peu crédible sur le plan national, comme sur le plan international où elle est bonne dernière de la classe. Alors que la culture africaine a permis la plus grande révolution plastique, en Occident, depuis la Renaissance ! On ne peut même pas dire qu’il s’agit là d’une querelle des Anciens,les hommes de culture, contre les Modernes, les politiciens issus des Indépendances, tant lesdits Anciens furent plus progressistes et pragmatiques, que ces soi-disant Modernes, régressifs et répressifs. On sait que l’Afrique politique est une création artificielle, aberrante et dangereuse, qui n’aura de cesse que de faire de l’Afrique une abstraction culturelle.


FAUST politique contre GRAAL culturel


Si, a posteriori, les Indépendances n’aboutirent à nulle indépendance politique, c’est parce qu’il n’y eut pas de dépendance culturelle. Les pays accédant à l’indépendance ont oublié et enterré toute tentative de politique culturelle. Pourtant, à côté du combat politique, indispensable (qui n’était d’ailleurs pas sans expression culturelle), un combat proprement culturel avait sa nécessité et son efficacité. La colonisation se réduirait à quelques simples épisodes sans lendemain, si la culture coloniale n’était venue apporter son concours durable à son œuvre. Elle est responsable véritablement de ce qu’on a appelé « la situation coloniale ». Maintenant, on dit « expatriée ». La mariée n’aime plus le noir…


Les amitiés particulières -entre le politique et la culture-ont toujours oscillé entre avant-garde et récupération. Aucun président africain n’a eu de politique culturelle à l’ambition de sa mégalomanie. Ils se sont toujours refusés la proximité d’hommes de culture d’envergure. Pourtant, le général de Gaulle –leur père et modèle- eut bien un certain André Malraux comme ministre de la Culture. Le jour où les cendres de Jean Moulin prirent place auPanthéon, André Malraux prononça un discours d’une densité lyrique et d’une intensité oratoire inégalées. À l’arrière-plan, de Gaulle médusé, ébahi. Vous ne verrez jamais cela en Afrique.


Alioune Diop repoussa toutes les offres mirobolantes d’établir les sièges de Présence Africaine et de la Société Africaine de Culture dans une des capitales africaines. Bien lui en prit ! Malgré le paradoxe de rester dans la capitale de l’ancien pouvoir colonial, c’était de loin le moindre mal. Non seulement par souci de ne pas « fauster » son âme, mais lesdits « capitaleux » ne cherchaient même pas à étendre leur rayonnement national et/ou international. Il fallait tenir et ternir l’aura d’un homme dont le parcours les discréditait et décrédibilisait. Si des Jacques Rabemanjara, Jacques Howlett, Iwiyè Kala-Lobè (son beau-frère, Vice Doyen des Journalistes Africains et Administrative Manager de la S.A.C.), et une femme, sa femme, Christiane-Yandé Diop (l’une des sœurs cadettes d’Iwiyè Kala-Lobè), consacrèrent leur vie à « la » Présence Africaine, c’est bien parce qu’ils sentaient l’impérieuse et urgente nécessité d’informer le monde, qu’avant tout, il y avait une âme africaine, une civilisation africaine. Ces personnes refusèrent les honneurs et les louanges du politique, ainsi que la luxure de la réussite individuelle facile. Ils refusèrent de vendre leur âme : de la « fauster ». Alioune Diop fut leur leader.


Négritude et intégrité


La négritude ne fut rien d’autre qu’un hymne revendicatif à la dignité noire. La mission de Présence Africaine sera de reconnaître l’autorité du monde noir, de dégager et de conforter son identité. Pour commencer, démystifier l’autorité culturelle occidentale : « Le nègre dans la conscience occidentale, malgré d’éclatants progrès, est encore trop souvent utilisé à rehausser l’éclatante beauté de la race blanche. La notion d’art nègre même, était équivoque. L’avant-garde intellectuelle européenne cherchait dans nos arts plastiques un simple appoint à l’universalité de la culture occidentale ».


Soulevant l’équivoque, il poursuit, « que l’on ne se fasse pas d’illusions, toute grande œuvre d’écrivain ou d’artiste africain témoigne contre le racisme et l’impérialisme de l’occident ». Cela sonne comme un Guernica culturel afro-nègre. Il n’est pas étonnant que Picasso ait croqué l’affiche du 1er Congrès des Écrivains et Artistes Africains, qui s’était tenu à Paris, en 1956.


« Ni les partis politiques, les églises, ni les chapelles littéraires, ni les codes de savoir faire n’offrent à la stature de la personnalité noire un accueil à sa mesure ». De nos jours, le réajustement culturel est dans l’air du temps. Une réforme de plus. « Le dialogue des cultures ne consiste pas à ouvrir la porte qui sépare deux salons afin qu’y circulent des œuvres d’art et des agences de tourisme », ironisait Robert de Montvallon dans l’hommage à Alioune Diop, paru en 1977. De nos jours, l’espace culturel n’existe plus. Il n’est plus question d’œuvres d’art, elles sont toutes en Europe, ni de tourisme, mais d’immigration par intégration culturelle. Oublier sa culture et en embrasser une autre, pour avoir le droit d’être un immigré. Notion sociologique plus que culturelle. Le noir brille par son absence dans l’élaboration de la cité moderne…


Déracinement, re-néo-colonisation et « fragilisation »


« Déracinés, nous le sommes dans la mesure où nous n’avons pas pensé notre position dans le monde. Nous nous abandonnions entre deux sociétés, sans signification reconnue dans l’une ou dans l’autre, étrangers à l’une comme à l’autre ». Il est difficile de dire que la situation se soit améliorée. En quête de repères, d’autres repères, Alioune Diop tombe sur les Price Mars, Du Bois, Mac Kay et autres Garvey. Des déracinés aussi, formés quant à eux, pour être totalement assimilés et qui, au nom de l’Afrique, protestent contre l’assimilation.


Aujourd’hui, l’Afrique fait peur à tous les Noirs. Plus personne n’ose se réclamer d’elle, tant elle déçoit. Evidemment, c’est toujours la faute de l’autre là-bas qui joue à la politique de l’autruche. Le tricheur. À force d’être assisté, on assiste, impuissant, à son propre naufrage : « Le dépérissement des arts et de la littérature ne sont que les signes extérieurs d’un malaise plus profond : l’exploitation d’un peuple, l’aliénation de la liberté... tout est conditionné par la souveraineté des actes et des institutions politiques des peuples ; il est aisé de montrer que ni essor économique, ni maturité culturelle ou spirituelle ne sont possibles sans la souveraineté d’un peuple ». Oui trop aisé même. À quoi sert de faire le bilan des Indépendances, 35 années plus tard, si elles n’ont jamais commencé. L’Afrique est encore plus dépendante et « renéocolonisée » qu’elle ne l’était en 1960. En 35 années d’indépendance, le débat culturel a complètement disparu. Comme si les Indépendances n’avaient servi qu’à cela. Place au débat politique sur la démocratie décidé par d’aucuns du Pré Carré.


Rappel : « la négritude est née du sentiment d’avoir été frustrés de la joie de créer, d’être considérés à notre juste valeur ». La valeur, quelle valeur ? Celle qui nous actuellement proposée, c’est la valeur intégrée... à l’intégration. À la démocratie. À l’immigration. À l’ « en voie de sous-développement » pour reprendre la formule d’Iwiyè Kala-Lobè. Dire qu’aux âmes bien nées la valeur n’attend point, ne s’appliquent pas à ces années symboliques.


« Notre nationalisme est un cri, une révolte contre une puissance qui se développe sans conscience, qui s’exerce férocement contre la vie des déshérités et qui menace de leur ravir le souffle s’ils ne réagissent pas ». Qui réagit ? Qui agit ? Qui s’agite depuis ? Économies d’énergie... « Notre nationalisme n’a rien d’une pensée rigoureusement élaborée et cohérente. Il est la somme de nos refus, de notre solidarité avec l’aventure du monde. Il est favorable au salut d’un occident qui court le risque d’aliéner sa conscience dans la volupté du pouvoir ». Voilà une pensée qui résume bien ce siècle. Toutes les guerres, grandes et froides, sont le fait de l’occident directement et indirectement. À quoi servait d’abolir l’esclavage, pour instaurer la colonisation, si ce n’était qu’à dominer ?


« La colonisation est une situation où l’homme a une réflexion et ne peut la vivre comme il l’entendrait ; une langue et ne peut la cultiver comme il le voudrait. Il a une vocation économique, mais il est contraint de n’être qu’un objet d’appoint dans la vie économique de son pays. Il a des traditions sociales, mais ne peut les développer selon son génie propre ». Unité linguistique rompue depuis, conscience historique fragmentée en univers multiples aux horizons aussi limités que leurs aires linguistiques, des cultures orales, des monuments de bois qui parlent un langage oublié (et on incompréhensible), des pouvoirs politiques limités aux dites aires, une personnalité spirituelle facile à déséquilibrer, « nous laissons des étrangers bâtir notre propre avenir et nous imposer leurs idéaux ».


Nous connaissons tous par cœur les questions réponses solutions remèdes miracles de la colonisation néo colonisation décolonisation sur colonisation. Nous connaissons cela jusqu’à fatigués. Que c’est même dépassé. Et la situation ne fait qu’empirer. Serions-nous une caricature de sagesse africaine qui n’entend rien, ne voit rien et ne dit rien? Après l’assistanat, l’aide humanitaire. En vertu du droit d’ingérence humanitaire, légitimation du droit d’ingérence politique, caution du droit d’ingérence culturelle,

on a plus médiatisé (et laissé médiatiser) les vedettes du showbiz, décolorées ou non, que les vrais hommes de culture afro-nègre. Mascarade. Le marketing commercial prime sur le message culturel, trop dangereux et moins lucratif. Sous le tam-tam, le laser. Sur le pagne, le blazer. Ces vedettes ont multiplié leurs revenus par la suite. Nos hommes de culture ont lutté jusqu’à l’extrême limite de leur vie pour notre dignité. Et nous ne sommes même pas capables de leur accorder la reconnaissance morale ? Simplement parce qu’ils n’ont pas été surmédiatisés ? Alors faisons-le vite.


Évitons les risques de « fragilisation »... Afrique fragile sculpture d’argile à l’agile gestuelle, comme un rêve bien lointain.L’Afrique est fragile : fragilité historique, linguistique, religieuse, économique, sociale, culturelle, tout y passe. Peu on de la délicatesse avec elle. Où est passé le rêve africain ? « Fragile notre société l’est à coup sûr. Une des plus fragiles de notre époque... »... « L’approche de notre civilisation est d’autant plus urgente que nous sommes sensibles à l’un de ses caractères, je veux parler de sa fragilité ».... « Nous sommes fragiles. C’est un fait. De nos jours, c’est au niveau des civilisations qu’il convient de saisir l’évolution des peuples ».... « Accorder ou reconnaître la souveraineté politique est une chose, discipliner ses interventions dans le fragile Tiers Monde (une autre) ».... « En Afrique, nous parlons des centaines de langues », et non des dialectes, « au lieu d’une. Telle est notre fragilité ».


Il est forcement difficile de bâtir sur des bases aussi fragiles. Difficile, mais pas impossible. L’œuvre d’Alioune Diop le prouve. Ironie du sort, il n’y a qu’en matière de fragilisation que le Noir innove. Je veux parler de la « fragilisation dermatologique ». Alors que d’aucuns cherchent à bronzer à se noircir la couenne, d’autres cherchent vivement à s’éclaircir l’épiderme. Idéologiquement, le chemin n’est absolument pas du tout le même. Peaux blanches et masques noirs. Titre prémonitoire. Dites encore que certains débats dépassés sont du passé. Quand le provisoire dure et perdure, c’est qu’on s’en accommode.

On s’est hâté de nous donner les Indépendances, avant que nous ne prenions les devants. Comme si celui qui vous ôte la liberté pouvait vous la rendre. On s’en est accommodé, remettant toujours à demain l’enterrement de nos allégeances, ce soir je danse. Un beau jour, on s’est lancé dans le carnaval des projets d’industrialisation et autres réformes structurelles. Les Indépendances francophones datent de 1960. Présence Africaine de 1947. N’y a-t-il pas un peu antériorité ? À quoi ont servi ces projets et réformes si ce n’est, pour citer Kierkegarard, « contribuer au mal de notre époque qui n’est pas le désordre établi avec tous ses défauts, mais cette manière de flirter avec la volonté de réformer, cette imposture où l’on veut réformer sans vouloir souffrir ni consentir de sacrifice, cette hypocrisie où l’on fuit la conscience de sa propre incapacité en s’affairant au divertissement de réforme ». Kierkegaard aurait eu du mal à être ministre de la Coopération.


L’œuvre


Alioune Diop n’a qu’un but : la revalorisation de l’héritage culturel de l’homme noir. Il n’est guère « niable » que la restauration des valeurs cultures afro-nègres a représenté une contribution essentielle, sinon déterminante, à la décolonisation politique. « Alioune Diop et Présence Africaine ont contribué au développement de ce grand courant historique qui balaya l’Afrique dans les années 60, faisant accéder nos peuples à la souveraineté nationale », écrit N. Mukendi. Comme tout vrai pionnier, ses idées demeurent en avance sur tous les développements qui en sont issus, et qui n’en constituent que des simplifications, des dénaturations.


Pourtant, le contexte ne se prêtait pas à semblable entreprise. Nous sortons de la Seconde Guerre Mondiale. Il y avait eu le massacre de Tyaroye, au Sénégal, en 1942, la liquidation physique des génériques Tirailleurs Sénégalais. Par qui ? Lesquels seront les premiers à débarquer en Normandie, pour sauter de joie sur les mines réjouies de leur arrivée. Il ne s’agissait plus de « fragilisation dermatologique »là. Sembène Ousmane en a tiré un film qui n’a pas reçu l’accueil qu’il méritait dans les pays francophones. Au nom de l’exception culturelle…


1945, c’est la répression sanguinaire de Sétif, en Algérie.

1947, la révolte Malgache est noyée dans le sang : plus de 100 000 morts. Suivie du scandaleux procès des parlementaires malgaches, à Tananarive, où Jacques Rabemanjara sera condamné à mort. Honteuse parodie de démocratie coloniale ! Sans parler des vagues de répression en Côte d’Ivoire, du déclenchement de l’insurrection algérienne, de l’inqualifiable dépossession du Sultan du Maroc et de l’impopularité de la guerre française en Indochine.


C’est dans ce contexte qu’Alioune Diop abandonna son fauteuil de sénateur de la Communauté Française et lance Présence Africaine... La tâche relève des 12 Travaux d’Hercule, du rocher de Sisyphe, du supplice de Tantale, de Jason à la Toison d’Or, de Prométhée titanesque, d’Icare volant et de Thésée au bout du fil réunis. Pour mener à bien pareille expédition dans les méandres de la mémoire collective, il ne suffisait pas de se retrouver là, assis sur les marches du destin, au moment opportun. Il fallait en plus la disponibilité du célibataire. Aucun de ces héros, car Alioune Diop est de l’étoffe des héros, ne put assumer une vie de couple.


« Aucune jeune fille africaine n’acceptera de partager la vie austère, pleins d’aléas et de risques que deviendra la tienne », lui dit Jacques Rabemanjara. « Les jeunes filles d’aujourd’hui recherchent avant tout la sécurité et l’aisance ». L’éternel féminin. « Quelques temps après, Alioune revint me voir, tout flambant de sourire : il avait découvert la jeune fille rare ». C’est Christiane- Yandé Diop. « Il me pria d’aller, en son nom et à sa place, solliciter sa main à sa mère ». L’histoire est avare de semblables conjonctions d’intérêts. L’homme s’en retrouva revigoré : « Nous refusons de renoncer à la pensée, nous refusons de renoncer au souci éthique ». L’œuvre et l’homme vont marquer la seconde moitié de ce siècle.


« Un Africain sérieusement ruiné et obéré, qui me servait de cicérone, me dit un jour en me montrant du doigt un autre Africain, voilà le grand frère Diop : il est l’instigateur d’une révolution sans précédent ; il n’y aura pas de sang. Mais on ira loin. Des consciences nègres européanisées vont être profondément angoissées et torturées », se souvenait Olympe Bhely-Quenum. La négritude aura lieu.


1948, Alioune Diop représente l’Afrique noire francophone au Comité international des peuples contre l’impérialisme. Tout en participant aux rencontres de la revue « Esprit », dans la banlieue francilienne, avec les Senghor et consort. Ce sera, jusqu’à Bandoeng, la tribune et le comité de liaison des mouvements de libération de l’Afrique et de l’Asie, qui sera la première à « bénéficier » du courant libérateur des Indépendances. En Afrique, « l’inertie faisait que les élites noires de l’époque continuaient de croire au mythe de leur européanisation », écrit N. Mukendi.




Jeunesse Africaine et Présence Africaine
Paris, 1950 1er rang : Maria et ses fils ( deuxième mariage) Professeur de médecine Adrien Diop et David Diop, Poète "Coups de pilon", éd. Présence Africaine 2ème rang : son neveu Elolongué Epanya Yondo, Poète "Kamerun ! Kamerun !", éd. Présence Africaine, Alioune Diop, son gendre, et Iwiyé Kala-Lobè

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