Naissance d’une revue
Si par tempérament, ou par vocation, Alioune Diop avait tendance à céder le pas aux bardes du moment, Birago Diop, Senghor, Aimé Césaire, Gontran-Damas, il sentait qu’il pouvait se charger de la mission d’être utile non seulement à ces chantres inspirés, mais aussi à ces romanciers, essayistes, ethnologues, historiens en gestation, en les aidant à exprimer leurs idées, en publiant ces leaders impatients de passer à l’action et de faire l’Histoire. Il fallait les pourvoir d’un lieu de rendez-vous et d’une tribune. Nous étions en 1947.
En 1945 avait eu lieu à Paris, le 5ème Congrès panafricain avec le Dr Du Bois, K. N’Krumah, G. Pademore, Jomo Kenyatta et d’autres. Cependant, la revue Présence Africaine n’est pas née d’une volonté de poursuivre l’œuvre entreprise par ces premiers panafricanistes. « Elle est plutôt née (à partir de 1941, à Paris), d’une atmosphère latine de la culture occidentale. Les colonisateurs latins ont le génie de développer un pouvoir assimilateur, c’est-à-dire tendant à réduire les différences culturelles au profit d’un dénominateur commun : l’héritage latin. Ce pouvoir se donne souvent le nom d’universalité.»
L’assimilation comme méthode politique admet que tous les hommes se ressemblent et se valent, dans la mesure où ils s’assimilent au peuple colonisateur. « Présence Africaine fut créée contre cette assimilation ». La revue vient après les périodiques « la Revue du Monde Noir » (1931-32), « Légitime Défense » (1932), « l’Etudiant Noir » (1934), dont elle est la continuatrice, et les ouvrages « Hosties noires » de L.S. Senghor, et « Cahier d’un retour au pays natal », d’Aimé Césaire. « Au nom des droits de la personne humaine, et au nom de la liberté, la plus part des grands écrivains et philosophes français à la Libération, soutinrent notre quête d’identité et d’affirmation de la personnalité africaine ». Dans le premier numéro de Présence Africaine, signèrent André Gide, Théodore Monod, Marcel Griaule, Jean-Paul Sartre, plus une traduction d’un texte de Richerd Wright par Boris Vian. Le ton, très modéré, d’Alioune Diop surprendra Lilyan Kesteloot qui parlera « d’un climat de politesse et de modération presque exagérée ». Ce qui n’empêchera pas la librairie d’être plastiquée, plus tard, pendant la guerre d’Algérie... Dans ce premier numéro, les écrits les plus hardis sont l’œuvre des Caucasiens. La revue s’imposera d’emblée et se classera dans le peloton de tête des grands mensuels de l’époque dont elle partagera la crédibilité et l’audience : « Esprit » d’E. Mounier ; la « Vie Intellectuelle » du Père Maydieu, et la « Revue Internationale » de Ph. Naville. Ces directeurs collaboreront à ce premier numéro. La revue fera le tour des grandes universités françaises : Aix-en-Provence, Montpellier, Toulouse, Caën, Poitiers, Bordeaux, Rennes, Rouen, Lille, Strasbourg... On la trouve toujours dans les bibliothèques universitaires à l’Aquarium, la Bibliothèque de l’Université Pierre Mendès-France).
La maison d’édition
Présence Africaine, maison d’édition, fut créée « pour soustraire les écrivains africains aux diktats des maisons d’éditions parisiennes. C’était un acte de foi en l’avenir, car, si l’heure était venue de ne plus s’accommoder des désirs du public européen, à l’époque, le public africain était infime », notait N.T. Serpos. Si on savait s’adresser à ce public africain, il serait le meilleur protecteur des artistes africains. Grâce à la vision culturelle de la maison, « nombre d’idées qui allaient nourrir le nationalisme négro-africain, eurent une grande circulation et contribuèrent à élever le niveau de conscience des Africains, en brisant le monopole de fait des éditions françaises très sensibles aux pressions des états-majors coloniaux », continuait-il.
Paradoxe, par souci d’indépendance, et pour ne pas favoriser le seul Etat africain où se serait trouvé son siège, Présence Africaine dut rester dans la patrie coloniale. Et contribua grandement aux dites Indépendances, donc à la défaite du colonialisme. Mais voilà, le public africain se trouvait bel et bien en Afrique. Il est clair que lesdits Etats africains qui accédèrent à la souveraineté, grâce au média Présence Africaine, craignirent à leur tour d’être « renversés » par la circulation des idées contraires à leur pouvoir, mais pas forcément à la nation et au peuple. Il était difficile que la symbiose s’opérât. Le politique venait encore une fois d’étouffer la culture, comme un mari jaloux d’une femme trop belle et intelligente. Il ne pouvait y avoir de politique culturelle ; il n’y en a toujours pas. Les plus grands écrivains africains ont écrit dans la revue Présence Africaine, et ont été édités par la maison du même nom.
Une dizaine d’années sépare la Renaissance Noire de la Négritude. Nouveau Monde, Ancien Monde. Harlem New York, Paris Quartier Latin. Francophonie, anglophonie. Tendance jazz, tendance littéraire, Gospels, arts plastiques. Les Congrès de Paris (1956), et de Rome (1959) rejoignent les Conférences Panafricaines de Paris, Londres, Bruxelles, New York et Manchester, de 1919 à 1945, organisés par le Dr W.E.B. Du Bois, qui mourut à Accra, en 1963, chez son disciple Dr Kwamè N’Krumah. Après les revendications et affirmations, Alioune Diop pose un programme d’actions. Colloques, pré colloques, séminaires, rencontres, festivals, et une librairie Présence Africaine. Sans oublier les associations des amis de Présence Africaine, comme celle de Rome à qui on doit le numéro spécial « Hommage à Alioune Diop », ouvrage de base du présent article, paru en 1977, pour les 30 ans de l’entreprise. La librairie spécialisée sur l’Afrique de Marcella Glissenti, à Rome, sur une idée d’Alioune Diop. Et les Amis de Bruxelles, qui organisèrent plusieurs tables rondes à l’Université de Louvain.
Un aspect oublié de l’œuvre d’Alioune Diop est sa seule aventure filmée, « Les statues meurent aussi », en 1952. Une idée qu’il fit réaliser par Alain Resnais et Chris Marker : il n’y avait pas de cinéaste africains alors. Pourquoi à ce moment, s’interrogera Paulin Soumarou Vieyra : « trop tôt ou trop tard, on manque le but parce que le contexte ne s’y prête plus. A voir la réaction du pouvoir d’alors, c’était le moment idéal. Le film fut interdit et le resta longtemps ». Finalement, en hommage à son auteur, il sera primé à Dakar, en 1966, mais non distribué...
La Société Africaine de Culture
Iwiyè Kala-Lobè : « Alioune Diop a deux enfants : Présence Africaine et le Festival Mondial des Arts Nègres. Voici la généalogie : Alioune Diop enfanta Présence Africaine, qui enfanta la Société Africaine de Culture, qui enfanta le Festival Mondial des Arts Nègres. La revue devint l’organe officiel de la S.A.C., tandis que naissait, issue de Présence Africaine mouvement culturel, la maison d’édition ».
1956, Paris : 1er Congrès Mondial des Artistes et Ecrivains Noirs, qui donnera immédiatement naissance à la S.A.C. Lieu : la Sorbonne, amphithéâtre Descartes. Avec son étonnante affiche, la fameuse tête de nègre « croquée » par Picasso. Neuf années après la création de Présence Africaine, le 1er Congrès verra le sacre de la négritude, enthousiasmant une presse unanime de la droite à la gauche.
1959, Rome : 2ème Congrès Mondial des Artistes et Ecrivains Noirs, organisé par la Société Africaine de Culture. Ce sera la consécration : « la municipalité nous fit l’honneur jadis réservé aux seuls généraux victorieux, de nous recevoir au Capitole... Le Président (de la République) nous accueillit avec pompe et sympathie... et sa Sainteté Jean XXIII nous réserva une audience mémorable par sa simplicité et sa chaleur », écrira Jacques Rabemanjara. Ils se connaissaient depuis Paris, où sa Sainteté était alors Nonce apostolique. Jamais un chef d’Etat africain ne fut ainsi reçu. Même en France, aucun Africain ne fut ainsi reçu, sauf peut-être Nelson Mandela. Mais l’Afrique du Sud n’est pas, et n’était pas sous tutelle française.
La commission des Arts du 2ème Congrès élabora et fit voter la résolution invitant à créer un Festival des Arts du Monde Noir. Le souci majeur de la S.A.C. sera de trouver les moyens d’assurer la croissance de l’autorité culturelle noire. La S.A.C. n’a jamais convoqué les hommes noirs à un rassemblement dans un ghetto, mais à un combat de plein jour pour la dignité de l’homme. Elle demandera aux Chefs d’Etats et Ministres de la Culture africains, d’instituer le premier dimanche de chaque année en « Journée des Peuples Noirs ».
Le choix de la Sorbonne, amphithéâtre Descartes (je pense donc je suis hellène et nègre, raison et passion), au cœur névralgique du Quartier Latin dans Paris, ville des arts et des lumières, incidemment capitale de la francophonie, et, celui de Rome, capitale du défunt Empire Romain continuateur des civilisation et pensée grecques, ne furent pas le simple fait du hasard. La démarche de toute avant-garde sera toujours d’atteindre le niveau d’accomplissement, de réussite, le plus élevé d’un système donné -et contesté- dit garde, et, fort de cette légitimité, le contester.
1966, Dakar : 1er Festival Mondial des Arts Nègres, préparé pendant 4 années.
« On se sentait nanti d’une certaine mission sacrée d’arriver triomphalement au bout de cette épreuve semée d’embûches par des saboteurs en tout genre. Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître ».Pensez donc ! Duke Ellington, Langstone Hugues (« le » poète de la Renaissance Noire), Marpessa Dawn (Eurydice dans « Orfeu Negro »), André Malraux, Katherine Dunham (chorégraphe), le Dr Price Mars, Aimé Césaire,,, Léon Gontran-Damas, Birago Diop,, Bernard Dadié, Wolé Soynka, et comme invité d’honneur, Hailé Sélassé qui était encore respecté comme le Négus. Les manifestations artistiques pluridisciplinaires de cette envergure, et même de moindre envergure, n’étaient pas légion à l’époque. Ni aujourd’hui. Un peu comme des J.O. de la Culture. Sur un plan proche du marketing idéologique, hormis les grandes marches pour la revendication des Droits Civiques de Martin Luther King, et les poings noirs gantés de noir des J.O. de Mexico 68 sur le plan politique, il faudra attendre les festivals de Woodstock et de l’île de Wight, qui furent les seuls mouvements et moments de revendications culturelles dans les années 60.
Par la suite, la culture céda au commercial, l’art à l’argent, la postérité à l’actualité, l’idéologie (dite utopie) à la politique (dite « real »par démagogie), et les civilisations aux blocs, groupes et autres points cardinaux.
1977, Lagos : 2ème Festival Mondial des Arts Nègres.
« Le 2ème festival fut différent, la souillure la plus dégradante, l’insulte la plus singulière en seront les caractéristiques », poursuit Iwiyè Kala-Lobè. « Non seulement du fait de la métamorphose du festival en une bruyante et vulgaire kermesse folklorique et commerciale, mais, humiliation suprême, on donna congé à Alioune Diop avant l’ouverture... ». Exception faite de deux collaborateurs (une jeune femme et un vieil ami de Présence Africaine), qui démissionnèrent, aucune protestation indignée de solidarité ne s’éleva dans l’intelligentsia noire. C’était la défaite de la Culture. La fête n’est plus. Le massacre commence. Du sacré on était passé au sacrilège. De plus de 30 millions de dollars pour Dakar, on était passé à 500 millions de dollars à Lagos... Roger Dorsainville écrira à ce propos, « les hommes de culture venus de zones déshéritées du monde avaient-ils souhaité une telle somptuosité ? ». Faust politique contre Graal idéologico culturel. Le combat continue.
« Pour être toujours durable et dynamique, la jeunesse de Présence Africaine a besoin de respirer l’air pur de la campagne africaine. Cela ne veut pas dire que le vaillant mouvement Présence Africaine- Société Africaine de Culture doit aller s’asphyxier et se suicider à la recherche d’une « campagne africaine », en s’installant dans l’une ou l’autre des capitales africaines. Ce moment viendra. En attendant... », il serait temps de donner un sérieux coup de « balai brousse à reluire » à ladite campagne. Wolè Soyinka (qui sera Prix Nobel de Littérature), dans son « Tribute » paru dans l’Hommage de 1977, qu’il commence par un affectueux « Uncle Rab », pour Jacques Rabemanjara, relate l’entrevue où Alioune Diop lui confie ses impressions sur le festival de Lagos : « My health is not very strong and this is probably the last effort which I am capable. It does not matter what happen to me after. It’s over. ». Prémonitoire.... “Nous savions qu’il irait au bout de lui-même. Mais comment ? », se souvient Edgar Pisani, qu’il connut sous l’occupation.
Les travailleurs de l’ombre : n’accepter nulle autre ombre que la vôtre
Ce n’est pas un hasard si Présence Africaine a survécu et survit toujours à l’air du temps et aux modes. Ce n’est pas un hasard non plus, si, dès le début, Alioune Diop accorda une attention particulière aux poètes. Il y a de la poésie dans sa façon de travailler la prose. Le fond et la forme sont là pour rester. Suivons la plume d’Iwiyè Kala- Lobè : « C’est un plaisir extatique », toujours ce parallèle avec la foi, « et un agacement lancinant que de travailler avec Alioune Diiop. Il n’est jamais satisfait de rien », donc « rien n’est laissé au hasard... »
« Quand on travaille avec lui, on dirait qu’il secrète une sorte de magnétisme qui envoûte les protagonistes. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que des hommes adultes et indépendants deviennent à ces moments des écoliers dociles et laborieux. Alioune Diop fait toujours semblant de ne pas s’en rendre compte. La préparation d’un numéro ordinaire de la revue est un travail d’orfèvre. Il doit absolument tout lire... On met un soin extrême à la conception et à la rédaction de ces liminaires qu’il refuse toujours de signer de son nom, estimant qu’il s’agit des fruits de réflexions issues d’un travail collectif. Ces liminaires, il les pense, cogite, et en prend possession dans une espèce de symbiose, puis les couche sur le papier, dans une belle écriture libérée de toute contrainte. Cette première mouture est alors livrée à la dactylographie, puis reprise, raturée, mutilée, enrichie, métamorphosée. L’opération peut se répéter plusieurs fois. Et quand il consent à vous livrer son texte « définitif », qui vous parvient alors que le texte est déjà à la composition, n’allez pas croire qu’il n’y reviendra plus... Personne ne peut savoir exactement quand finira l’épreuve des « épreuves » du liminaire. Et vous devez suivre. Le sillon est tellement enrichissant que votre agacement s’y noie. Pour vous sauvez du naufrage, vous êtes obligé de vous accrocher, bon gré mal gré, sur les bords de la pirogue d’Alioune Diop ».
On comprend mieux comment et pourquoi Alioune Diop a pu être l’éditeur de tous ces premiers –et seuls ?- grands noms de la littérature afro-nègre. Car il fallait pouvoir éditer, à la même époque, « Nation et Voies Africaines du Socialisme » de Senghor, ainsi que le « Consciencisme » de N’Krumah.
On croirait un écrivain, face au comité de lecture de son éditeur, qui, jamais satisfait, peaufine et affine inlassablement dans l’attente de la prochaine œuvre, car chaque numéro de Présence Africaine est un livre à part entière. Son obsession éthique de la communication –on disait alors dialogue- au service de l’esthétisme culturel de la Négritude (on dit maintenant immigrés ou afro européens) concourt au pragmatisme de « cet universitaire scrupuleux, soucieux de méthode et d’efficacité, qui croit à la vertu des travaux ennuyeux comme prélude à l’éclosion des œuvres belles », disait Guy Tyrolien.
Reprenons : « quand enfin on arrive à concevoir un numéro qu’on estime digne de paraître, on s’attend à quelques mots d’encouragements, on s’étonne, s’irrite de voir Alioune Diop le prendre, le feuilleter, le tourner et retourner avec indifférence, puis faire une moue et... passer à autre chose ». De même pour la préparation du 1er Festival, « chaque matin, à chaque instant de n’importe où il se trouvait, Alioune Diop nous (la S.A.C.) apportait ou nous envoyait une idée nouvelle ».. Ce Festival sera un triomphe sans précédent : « nous attendions au moins, un mot d’encouragement. Il n’en fut rien. Alioune Diop, jamais satisfait, continuait humblement, silencieusement, stoïquement son chemin, se surpassant jusqu’à l’épanouissement ».
L’homme
Qui est cet homme au destin si ambitieux, ce mutant d’intelligence active, ce titan d’énergie et de travail ? Cet homme pour qui la réflexion est la plate-forme fondamentale de toute création culturelle ? Cet homme à l’inlassable patience mais à la vive impatience devant l’ignorance du monde à l’égard des peuples noirs. Cet homme qui, disait Mongo Béti, « n’est pas de ceux au narcissisme niais, expression fréquente de l’aliénation chez certains opprimés soigneusementconditionnés par ce racisme dont la culture française est si abondamment imprégnée. Ils se persuadaient que leur réussite était méritée par des dons personnels bien au dessus du commun », (cf. la théorie de l’exceptionnalité disait finement une féministe), »alibi commode pour se dispenser de tendre une main secourable à leurs frères plus jeunes ou moins favorisés ». La notion de grand frère implique respect, réciprocité et altruisme. Et l’altruisme touche à la compassion chez ce visionnaire conscient de sa fragilité, « ce poète de gloire, ce gardien jaloux du rêve africain », disait M. Haddad. Depuis l’Afrique a cessé de faire rêver les uns, pour faire faire des cauchemars aux autres. Alioune Diop, cet ascète habitué au jeûne et à la méditation, ce Sénégalais aux traits fins, à la taille svelte, aux manières timides et affables, l’un de nos rares défricheurs, un exceptionnel homme d’action, sans être un agité, ne cessât de donner des leçons d’humanisme au gré de ses rencontres.
Partant du constat de l’humiliation de l’Afrique et de sa mort quasi-inévitable, il tourna sa barque vers le grand large de l’humanité, alors qu’il était sans illusion sur la modernité de l’occident. On l’imaginerait détective privé de civilisation, dans le polar culturel de ce siècle sur le vol de l’aigle de la Négritude, où les futurs capos cadors de l’Afrique de demain discutaient d’éthique dans les arrière-salles du monde, en attendant le soleil de leur envol. « Il est assis là, silencieux dans son coin, dissimulant un sourire de Bouddha émacié, qui attend que la fièvre des discours s’apaise pour relancer les débats sur le terrain rugueux de l’organisation, avec la patience éprouvée d’un vieux pédagogue », rappelle Guy Tyrolien. Il dégageait un charisme de chef. Inquiet, il l’était ; non pas qu’il doutât du bien fondé de son entreprise, mais il mesurait la précarité de son accomplissement.
« Alioune Diop n’avait certes pas la carrure des doctrinaires, mais il avait la résistance des croyants », nous dit Jacques Howlett. « Il avait l’acharnement et la ferveur de l’apôtre, avec la ténacité sereine du sage et la candeur paisible du poète », ajoute Jacques Rabemanjara. Tel un Socrate Noir, il a su révéler l’âme universelle de l’esprit noir. L’art du dialogue sera « cet élément maïeutique par lequel il fera s’exprimer les Africains », écrit quant à elle Marcella Glissenti. Le désir de l’échange est une charge spirituelle potentielle au cœur de tous les hommes : il suffit d’en susciter l’éclat pour allumer le « feu de brousse de la fraternité » (W. Lima). Il a plus cherché à faire penser et parler les autres qu’à leur imposer son discours. Renonçant au monologue, il s’astreignit au rôle plus obscur ; presque ascétique de médiateur. Quel dommage, pour lui-même et pour nous tous, qu’un tel homme ait circonscrit son destin dans un cercle dont on l’a voulu centre et rayon. Tout le prédestinait à être l’arc qui lance la flèche et montre la direction de ce prodigieux monde noir sans lequel la civilisation universelle ne serait pas ce qu’elle est.
Dédaigneux de la gloire, sa foi profonde et sa légendaire gentillesse contribuèrent à faire de lui un de ces hommes qui se cachent derrière leur œuvre par modestie et discrétion. L’œuvre n’étant pas une production, mais un dévoilement. Ses écrits sont rares, ses allocutions exceptionnelles. Il avait chois une fois pour toutes de faire écrire et parler les autres, alors qu’il avait tant à dire. C’est bien le seul reproche qu’on aurait pu lui faire de son vivant. La réussite individuelle ne le tentait pas. N’a-t-il pas abandonner une confortable carrière politique, chef de cabinet du gouverneur de l’A.O.F., puis sénateur de la Communauté, pour embrasser les aléas de l’édition, qui plus est afro- nègre ? Il fallait pouvoir le faire, de penser qu’une maigre liberté culturelle valait infiniment mieux que la plus belle et luxuriante prison dorée intellectuelle. Dans « L’épopée de Djèki-la-Njambé », il est fait état d’une fable sawa-dwala, « La Poule et la Perdrix ». Une poule bien dodue d’aliénation propose à une perdrix amaigrie par les temps de disette, de venir picorer avec elle. La perdrix, remarquant une corde qui retenait les pattes de la poule attachées, refusa. Elle préférait la liberté, car «si tu as déjà la corde au pied, c’est mauvais signe ». Cela nous ramène à la fable de La Fontaine, « Le Loup et le Chien ».Le collier ou la liberté ? Chiens perdus.
Rien n’empêchait Alioune Diop d’opter pour une grande œuvre personnelle, ou même de céder aux sirènes des afro-dollars ou nègre-dollars. Il a suivi une autre voie, plus ingrate, plus efficace : être présent, moins pour s’affirmer que pour aider les autres à s’affirmer et à s’écouter mutuellement. Nelson Mandala sut –et sait toujours- résister aux chants desdites sirènes. Lui aussi est l’auteur d’une œuvre à la Alioune Diop, unique au monde. Il détient ce record du monde, tristement célèbre et peu enviable, d’être le plus vieux prisonnier politique au monde. La cause de ces hommes dépasse leur carrière. Ils seront pour toujours loups, grands loups de liberté. Seuls leurs appels peuvent réunir et revigorer les meutes, sans provoquer d’émeutes. Les chiens attachés, détachés de toutes préoccupations libérales, frissonneront de honte et de couardise. Les caravanes de l’aliénation cesseront d’entraver les passagers de la liberté, et les chiens éperdus de collier aboieront sur leurs incertitudes.
Alioune Diop, et Nelson Mandela, sont deux des très grands loups de la liberté et de la dignité des consciences noires. Le combat culturel, apparemment plus anodin que le politique, quoique la ligne de démarcation soit des plus ténues, fut plus dévastateur. Alioune Diop, David Diop,Ellonngé Epanya, Jacques Howlett, Jacques Rabemanjara, Iwiyè Kala-Lobè ne sont plus. Walter Sissulu et Nelson Mandela, heureusement, sont toujours là. Pour ses opinions politiques, l’homme de culture est laissé en ville, en cavale de sa création entravée. La culture africaine n’a fait que régresser depuis. Le politique sans culture, à quoi sert l’idéologie ? A battre des records du monde de longévité de politique carcérale ? A construire basiliques et autres cathédrales pour des académiciens (un seul) recyclés issus de l’hellénisme nègre. Merci pour Tyaroye. Merci pour les Tirailleurs Sénégalais. Il est temps que le président de l’Afrique du Sud soit un Noir. Cela relève toujours de la Négritude.
Alioune Diop, homme du dialogue, brûlé par le feu intérieur d’une expérience particulière, est animé du désir de la dispenser. Enthousiaste et inspiré, bon compagnon à ses heures,, « la chanson aux lèvres et le corps secoué de rythmes », quand, avec Guy Tyrolien, ils faisaient la fête chez Pannico, près de la Gare de Lyon. Silhouette fine et frêle, allure ascétique sobrement vêtu d’une élégance toute naturelle, gestes mesurés, allure placide d’aristocrate sage qui pèse ses mots. « Sa voix toujours douce fleurait bon l’accent de son Ndiambour ancestral », disait Birago Diop. Une voix convaincante, à force de détermination, captivante et émouvante à force d’érudition. Alioune Diop, sourire discret, yeux doucement malicieux, regard pénétrant, perçant et ironique. Mais quand éclatera le conflit israélo-arabe, en 1967, il sera le seul Africain de Paris à rallier un groupe de recherche et d’action pour un juste règlement du problème palestinien. Alioune Diop fut le chantre de l’universalisme de le Cause Nègre. Autour de son aura de militant gravitèrent tous les combattants : Richard Wright, Malcom X, Amilcar Cabral, Ben Barka, Patrick Lumumba, Frantz Fanon, Ruben Um Nyobè, Luthuli, Gabriel d’Arboussier...
Bilan : 46 ans après
- Culture et Indépendance :
Les Indépendances ont suscité une dépendance plus accrue que prévue, vis-à-vis de l’étranger. Dans certains pays, on est allé plus loin que le pouvoir colonial même. Le courant des indépendances auquel Présence Africaine a si puissamment contribué a été largement dévié. Lapalissade. Jamais l’Afrique n’a autant dépendu de l’aide extérieure. Où est sa culture, où sont ses richesses, où est son âme ?
- Présence Africaine :
On a beaucoup dit que la revue n’évoluait pas, que l’évènement n’affectait guère sa conception de l’action en Afrique. Mais l’essentiel du message inaugural d’Alioune Diop reste intact et toujours actuel quant à sa mise en œuvre. Certes, la revue élitiste et mandarinaire n’a toujours pas touché le peuple malgré son grand âge. Il manque, à côté de la célébrité universitaire, la simple popularité.
- Négritude :
Black n’est plus beautiful. Trop compromettant. La revendication n’est plus une solution. Il n’y a pas de remède miracle pour l’Afrique. Nous connaissons tous ses maux et remèdes, toutes les solutions et posologies ; mais personne n’a jamais voulu appliquer quoi que ce soit. Et si un téméraire s’y essaye, on l’en empêche. On trouve toujours plus de « bonnes volontés » pour vous décourager que pour vous encourager.
- Jeunesse Africaine et Présence Africaine
La jeunesse africaine a beau critiquer, dénoncer, elle ne sait pas que certains Africains ont tenté dans d’énormes difficultés, de préparer la voie qui permis de mieux voir pour mieux critique, et mener la prise de conscience à un degré supérieur. Sait-on encore pourquoi on s’est battu pour les Indépendances ? Quel profil adopter, le métissage culturel ou l’exception culturelle ? A l’ère du cosmopolitisme et de l’humanisme ! Au nom de quoi boycotte-t-on toujours le film de Sembène Ousmane sur le massacre du camp de Tyaroye, alors qu’un Africain réalise un film sur la vie du Dr Schweitzer, certainement pas financé par un état africain .
- Alioune Diop et l’avenir :
Personne ne peut nier que les hypothèses d’Alioune Diop de 1947 sont en péril de mort, à cause du terrifiant aveuglement de l’Europe. Lesdites hypothèses ne sont pas courtes. Il serait urgent de les bien regarder. A quoi sert de continuer à aider le désespoir, alors que même la déculpabilisation est à aider...
- Société Africaine de Culture et Intelligentsia Noire
Laissons le mot de la fin à Iwiyè Kala-Lobè : « les intellectuels nègro-africains devaient transformer le savoir en faire-valoir afin de rendre ledit passage assimilable pour tous. Mais on sait que la grande majorité de ces intellectuels ont failli à cette mission et trahi la confiance que mettaient en eux Alioune Diop et l’Afrique. Ils sont devenus de plats universitaires carriéristes, très loin de la chose culturelle. Pourtant Alioune Diop continue à croire que ces intellectuels, momifiés dans une existence de luxure climatisée pour de pâles tropiques se réveilleront un jour. Souhaitons-le... »
Le problème, c’est qu’après le sommeil de minuit, il y a la sieste de l’après-midi. Mais quand le savoir devient un pouvoir, et que la politique du ventre prime, qui dort sur son savoir dînera à satiété du non-savoir des autres. Un jour de non-sommeil et de non-sieste, nous aurons peut-être le temps et la compréhension pour digérer cette œuvre nutritive qu’est et restera, l’œuvre d’Alioune Diop.
L’Afrique a plus que jamais faim de culture africaine.
HD L. K-L Paris, 1995
![Jeunesse Africaine et Présence Africaine](https://static.wixstatic.com/media/cd5e28_9f12bef51e394b80a21f6d9420a995f2~mv2.jpg/v1/fill/w_157,h_114,al_c,q_80,enc_auto/cd5e28_9f12bef51e394b80a21f6d9420a995f2~mv2.jpg)
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