Le passager enregistré au siège A55 boucla machinalement sa ceinture de sécurité et approcha ensuite son visage glabre du hublot. Le blanc et épais tapis de nuages moutonnant à perte de vue dans l’incandescence solaire saturait sa rétine reprenant du service. Une hôtesse venait de l’extraire avec beaucoup de tact d’un profond somme dans lequel il avait sombré à pic après l’escale technique impromptue de Lagos. Sa voisine outrageusement parfumée et violemment fardée, une adipeuse rombière comme l’Afrique sait en produire, enveloppée dans des pagnes façon Mama Benz et imperturbablement plongée depuis la fin du survol du Sahara dans une Bible de poche surlignée, n’avait pas quitté la sienne de ceinture de sécurité depuis le décollage. Elle était restée assise durant les six heures de vol, ne se levant que pour le laisser aller aux toilettes ou se dégourdir quelques minutes les jambes dans l’allée. La descente sur Douala commençait. Une voix au timbre haut perché débita posément les consignes d’usage et annonça 36 °C, la température locale. Dans le dos de A55, le sifflement instinctif d’un passager qui en prenait acte à sa manière fit écho au chiffre. « Bienvenue en mars! » lâcha un autre...
Il était parti depuis tellement longtemps déjà. Trente ans. Accompagné par la symphonie stridente et vespérale des grillons, il avait pris le large par une chaude nuit sans lune ni étoiles, un pli au cœur et en catimini, comme on s’enfuit. Comme on met fin par l’évasion à une insupportable incarcération. Il était parti pour recommencer une vie à lui au loin. En coupant définitivement les ponts avec les siens. Père, mère, frères et sœurs. Avec cette smala bien pensante n’ayant eu de cesse de lui casser en permanence du sucre sur le dos, de railler sa simplicité et son rêve de liberté, qui se gargarisait d’être un échantillon remarquable de la bonne société vert-rouge-jaune postcoloniale. Pavoisant à la grand-messe dominicale, ils n’avaient pu que constater avec amertume sa volatilisation inopinée, sans laisser aucune adresse. Envolé donc le vilain canard boiteux qui faisait tache et écornait la lisse image que la famille entretenait avec grand soin. Il les avait débarrassés de lui, en formulant le souhait que les jours à venir seraient ainsi rendus plus légers pour eux.
Trente ans ferme sans aucune nouvelle de part et d’autre. On lui aurait dit à quinze ans que cette cassure surviendrait, il se serait immanquablement insurgé. Trente longues années de silence que la stridence des grillons tapie dans la soute à souvenirs cérébrale striait tous les 18 février, le jour où il avait mis les voiles. Et voilà que son seul employeur par intermittence depuis une décennie, un cabinet d’intelligence économique de Paris, Radiance, dont le promoteur influent avait des entrées en haut lieu, l’envoyait en mission au Cameroun. Tous frais payés et muni même d’un passeport diplomatique délivré par le Quai d’Orsay pour parer à toute éventualité sur place : de sa nationalité camerounaise, il avait entretemps fait une petite boulette balancée d’un geste désinvolte dans la corbeille des inutilités et jouissait pleinement de la citoyenneté bleu-blanc-rouge, sans la moindre épine dans l’âme ou ailleurs.
La voix rocailleuse du commandant de bord annonça l’imminence de l’atterrissage, tirant A55 de sa songerie mélancolique. Sous les ailes scintillantes du zinc qui perdait progressivement de l’altitude et sa vitesse de croisière, la mangrove du méandreux Wouri apparut et défila comme une plaine d’eau tourbeuse couverte d’une végétation luxuriante. Il savait déjà, pour avoir consulté sur la Toile divers sites écologiques, que cet écosystème crucial, fragile, serti au fond du golfe de Guinée, était en grand péril, et la séculaire pêche artisanale sérieusement menacée de ce fait. La pression anthropique gagnait du terrain et rognait impudemment la frayère. Une kyrielle de toitures succéda à l’étendue terraquée et d’humbles habitations fusèrent à l’extraction du train d’atterrissage.Quand il était encore un petit garçon espiègle, A55 se voyait devenu grand en fringant pilote de ligne, et la délicate phase finale d’un vol intercontinental continuait de le fasciner. Une ovation de soulagement nourrie salua spontanément la friction rugueuse des roues de l’aéronef qui touchèrent en crissant la piste à l’aéroport international de Douala. Son adipeuse voisine se signa pour sa part au ralenti, avec une minutieuse application.
Son laptop en bandoulière, A55 avait la sensation oppressante, à chaque enjambée l’éloignant de la carlingue pressurisée, qu’il se prenait une longue claque thermique en s’enfonçant dans une gangue de moiteur. Un agent d’entretien dont la blouse défraîchie avait été un jour lointain plus verte et qui nettoyait très mollement les baies vitrées ouvrant sur le tarmac suspendit momentanément sa tâche pour regarder posément s’écouler la cohorte de Terriennes et Terriens arrivés à destination, cosmopolite et très bigarrée. L’atmosphère surchargée d’humidité jetait une lourde camisole poisseuse sur les corps venus du froid, suscitant pour quelques-uns d’abondantes sudations dans ce corridor tout en béton pavoisé de l’affichage publicitaire des deux opérateurs se partageant le marché local de la téléphonie mobile, Orange et MTN, l’itinéraire obligé conduisant aux formalités de police.
Ils durent patienter devant les guérites dédiées et vides une bonne dizaine de minutes encore, avant que les préposés finissent par arriver sans se hâter. Un tandem mixte manifestement imbu de cette assignation. Calculée et parfaitement patibulaire, l’indolence de cette magnifique paire bouffie en uniforme bleu envoyait sur une basse fréquence un signal sans équivoque aux râleurs et râleuses qui rouspétaient. Des remarques acides fusèrent et zébrèrent l’air en tous sens. Les regardant prendre place avec un petit sourire, derrière les verres fumés de ses lunettes de soleil, et mener leur énervant numéro de cerbères administratifs, une évidence s’imposa aussitôt à l’esprit de A55 : la boursouflure du moi était toujours d’actualité au voisinage nord de la latitude zéro. Et lui en terrain connu. Son come-back en « terre chérie » commençait avec d’édifiantes figures.
Autour du tapis à bagages d’un autre âge qui renâclait à tourner rond grouillait une faune hétéroclite. Nouvel exercice de patience en immersion dans le bruissement de mille propositions qui tenaient du harcèlement en règle. Des porteurs estampillés ADC aux chauffeurs de taxi free-lance, chacun y allait de la sienne. A55 se contentait de les ignorer en silence et elles glissaient sur lui. Plus vite sa valise apparaîtrait sur le poussif ruban de caoutchouc noir, mieux cela vaudrait. Il ne connaissait que trop bien la galère des bagages restés en rade ou déroutés par inadvertance. L’attente sous camisole de moiteur, en baignant dans des relents de renfermé,devenait horripilante, d’un bref arrêt du tapis à l’autre. Faire incognito l’inventaire de ses semblables en imaginant leur vie quotidienne permettait parfois de tenir en laisse son impatience circonstancielle, quand le temps venait à se faire mort.
Un début de raffut dans l’entrée tenue par deux policiers vêtus de bleu détourna son attention du discret divertissement que A55 envisageait déjà pour ses neurones. Un homme chauve, de forte corpulence et sanglé dans un costume lie-de-vin, parlementait avec les képis qu’il dominait d’une bonne tête, et le ton montait. Autant il tenait à passer, autant le tandem des gardiens de la paix s’y opposait avec une fermeté résolue. Les raisons de son insistance ne comprenaient manifestement pas cette inflexibilité fonctionnant de fait très arbitrairement,à la tête du client. Et lui s’entêtant, fulminant de tout son gabarit contre cette butée sélective, un obstacle de pure paille, vain au regard de son intention arrêtée, le dialogue de sourds dégénérait vertigineusement en altercation de haute intensité.
Un attroupement avide de sensations fortes avait pris petit à petit forme autour de l’incident.« Les miasmes sordides de la putréfaction attirent les mouches bleues », se dit intérieurement A55, tout en se demandant dans la foulée s’il devait considérer cette éruption d’animosité comme un indice déjà probant de l’état des lieux. Un gus tout à fait débonnaire qui passait fortuitement par là détendit l’atmosphère et ramena les chiens de faïence à la modération.
Que lui réservait le Cameroun post-Ahidjo et battant pavillon Paul Biya depuis trois décennies? Le successeur très improbable de l’ombrageux Père de la Nation avait réussi à se maintenir au pouvoir encore plus longtemps que son prédécesseur et à se hisser au rang de sa trapehonni par la diaspora dans son ensemble. Que dire des joyeuses gorges chaudes de la presse française sur ses dispendieuses relâches suisses? Toutes les sources documentaires objectives tenaient en substance le même langage : son beau pays au riche potentiel avait plongé dans la pauvreté, et s’il faisait plus que pâle figure dans le classement mondial du développement humain établi par l’ONU, au hit-parade de la corruption selon Transparency International il tutoyait régulièrement la pole position.Est-ce que cette raison inverse faisait écho à une éventuelle inversion de la raison?
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